Le fils illégitime : Chapitre 2

Le fils illégitime
Claire Peraud
CHAPITRE 2

Mes parents avaient une grande bâtisse Ă  l’orĂ©e de la forĂŞt. Par jour de tempĂŞte, il n’était pas rare d’entendre les sapins craquer et plier sous le vent. La forĂŞt Ă©tait vaste et s’étendait sur plusieurs hectares. Tout ce qui se trouvait entre notre demeure, le village et le château Ă©tait amĂ©nagĂ© en un sous-bois agrĂ©able et avenant. Le reste Ă©tait laissĂ© Ă  l’état sauvage et servait de rĂ©serve naturelle pour la chasse et le bois. Le château d’Illisian se trouvait au nord de celle-ci. Bâti sur une falaise abrupte, il dominait la forĂŞt et le village. Pour s’y rendre, nous n’avions pas d’autre choix que de prendre le chemin des Justes et de passer devant la statue de la rĂ©conciliation. Il s’agissait d’une très grande sculpture en pierre blanche reprĂ©sentant un ange agenouillĂ©. Ce dernier, le visage suppliant, un bras montĂ© vers le ciel, avait les ailes dĂ©ployĂ©es et tenait contre son sein un heaume ensanglantĂ©. Bien que cela ne fut plus courant Ă  notre Ă©poque, le sculpteur avait pris la libertĂ© de peintre certaines parties du corps comme cela se faisait autrefois sur les statues en bois. La robe Ă©tait ainsi peinte d’un blanc nacrĂ©, ses cheveux en brun, et son heaume, en or sur lequel ruisselait comme du sang. Cette sculpture nous avait Ă©tĂ© offerte par nos voisins du royaume d’Amenia, en souvenir des effroyables guerres qui nous avaient opposĂ©s pendant des annĂ©es. Elle avait Ă©tĂ© posĂ©e Ă  l’endroit mĂŞme oĂą le conflit entre nos deux pays avait cessĂ©. La statue, en incluant la stèle, devait faire environ quatre mètres de haut. A cause de la topographie du terrain, il avait fallu creuser la colline et amĂ©nager une lĂ©gère cavitĂ© jusqu’à mi-hauteur pour qu’elle s’intègre parfaitement au lieu. Ses ailes et sa main dĂ©passaient lĂ©gèrement le flan de colline sur laquelle une Ă©paisse forĂŞt de conifères dominait. Nous avions communĂ©ment l’habitude d’appeler cette statue, la statue d’Angel car c’était le nom qui Ă©tait inscrit sur la stèle en lettres capitales. Cette sculpture Ă©tait devenue pour la nouvelle gĂ©nĂ©ration, la garante de la paix. C’est en ce lieu que j’avais Ă©tĂ© trouvĂ©. J’avais Ă©tĂ© dĂ©posĂ© au pied de la statue, sur la stèle enneigĂ©e. L’histoire oĂą j’avais Ă©tĂ© trouvĂ© sur un rocher au milieu de la forĂŞt Ă©tait un mensonge. En effet, mes parents adoptifs m’avaient fait jurer de ne jamais avouer l’emplacement exact oĂą j’avais Ă©tĂ© abandonnĂ© et j’obĂ©issais. Cependant, bien que je n’eusse pas le droit d’en parler, rien ne m’empĂŞchait de me poser quelques questions. Je n’avais pas Ă©tĂ© laissĂ© dans un endroit anodin. Ce lieu Ă©tait empli de symboles et j’étais persuadĂ© que cela devait avoir une signification pour mes vrais parents. Je m’appelais Gabriel. J’avais Ă©tĂ© trouvĂ© au pied d’un ange et mon mĂ©daillon en portait aussi le signe. Cela ne pouvait ĂŞtre un hasard. Mais, jusqu’à prĂ©sent je n’en avais pas trouvĂ© le sens. Ou plutĂ´t, j’en avais une vague idĂ©e… A cette pensĂ©e, j’appuyais instinctivement sur mon Ă©paule droite et la serrais fermement.

Depuis ma fenêtre, je fixais un instant les cimes des arbres en direction de la statue, puis j’allais m’asseoir sur mon divan. Pour tirer un trait sur les événements de la matinée, j’avais décidé de passer mon après-midi au manoir familial. J’en occupais une aile à moi seul. Pour accéder à mes appartements, je devais passer par le hall d’entrée puis emprunter un escalier. A l’étage, il y avait un salon dans lequel j’avais installé ma bibliothèque. La pièce était inondée de lumière toute la journée et les boiseries, qui recouvraient les murs, en faisaient un endroit chaleureux et reposant. J’aimais à passer beaucoup de temps ici, installé confortablement sur mon divan, ou sur l’un des deux fauteuils qui se trouvaient devant la cheminée. A côté, il y avait ma chambre. Elle était un peu petite mais je m’y sentais bien. Elle se composait juste d’un lit et d’une commode. Dans un coin, j’avais ajouté un petit secrétaire. Je possédais également une pièce rien que pour mes vêtements. Je trouvais cela excessif. Mais je ne pouvais pas laisser une pièce vide. Mes parents occupaient l’autre aile du manoir. Le tout était séparé par les pièces communes. Pour gérer le domaine, nous employions une petite armée de domestiques : un valet, un cuisinier, une femme de ménage, un palefrenier et un jardinier. Le poste de conseiller de mon père avait beaucoup contribué à notre richesse et j’en profitais aisément, même si je savais qu’un jour, je devrais vivre par mes propres moyens. Mais pour le moment, je jouissais de ma liberté pour vaquer à mes deux occupations favorites : la lecture et les promenades. Je pensais d’ailleurs partir quelques heures en excursion lorsque le valet vint frapper à ma porte :
« Votre père vous attend à son cabinet, annonça-t-il avec raideur. »
Je restais un instant interdit en me demandant pourquoi mon père me convoquait avec tant de formalité.
- Je vais descendre, merci. »
L’homme me salua puis disparut aussitôt. J’attendis un peu pour ne pas sembler trop pressé. Mais cette convocation était fort inhabituelle. Aussi cédais-je à mon impatience et me décidais à descendre jusqu’à son bureau. Celui-ci se trouvait au rez-de-chaussée juste à droite au fond de l’entrée. C’était un lieu empreint de solennité où mon père passait tout son temps quand il n’était pas au palais. Je frappais à la porte et entrait sans attendre.

Mon père était occupé à écrire, l’air sinistre. Il était plutôt conseillé d’attendre qu’il lève la tête lorsqu’il était plongé dans des textes officiels. Aussi, restais-je dans l’entrée, silencieux. Sur le mur, juste derrière lui, il y avait un tableau grandeur nature de moi-même. Ce tableau me mettait mal à l’aise. J’avais refusé plusieurs fois de poser. Cependant mes parents m’avaient eu à l’usure et lors des cinquante ans de mon père, je n’avais pas pu refuser la demande. La tête droite, le regard assuré, mon portrait me fixait. Il me ressemblait comme deux gouttes d’eau. J’avais les yeux et les cheveux de couleur châtain. Mes traits étaient fins et je possédais un corps svelte, légèrement athlétique. On était loin de la caricature du fils de paysans que j’étais censé être… J’avais en moi quelque chose que je ne saurai définir. Une noirceur que le peintre avait réussie à parfaitement exprimer sur mes traits. Ce qui me rendait ce tableau des plus détestables. A l’exception de mon effigie, la peinture était en soi peu poussée et l’arrière-plan virait dans des tonalités sombres. On distinguait à peine la boiserie gravée de ma bibliothèque. Bizarrement le tableau avait disparu pendant plusieurs semaines avant de réapparaître orné d’un cadre massif. Mon père tenait visiblement à ce portrait. Mais j’espérais qu’un jour, il le reléguerait dans une autre pièce plutôt que dans celle où il recevait les messagers de la cour et les membres du conseil royal.. Malgré ses cheveux grisonnants et sa petite taille, mon père était un homme robuste. C’était quelqu’un de droit avec des principes et qui aimait la rigueur. Petit, j’étais toujours impressionné par sa force de caractère. Il m’avait tout appris et même plus que je ne devrais par rapport à mon rang. Il n’avait de cesse que de me répéter qu’un jour, je prendrais sa place et que je devais en savoir autant qu’un noble de plus haut rang. Il avait vite compris que j’avais l’esprit vif. Aussi trouva-t-il utile de m’enseigner très jeune les arts de la stratégie et de la manipulation. Un art dans lequel j’étais visiblement doué mais pour lequel je ne prenais aucun plaisir. Pour mon père, un bon diplomate se devait toujours d’avoir un coup d’avance sur ces interlocuteurs. Dans son métier, il était quelqu’un de redoutable. Il méritait sa place de conseiller. Je n’en doutais pas un seul instant.
Soudain, il leva le nez de sa feuille, posa sa plume et relégua son manuscrit sur une des piles qui encombraient son bureau.
« Approche, Gabriel. J’ai à te parler de choses qui me préoccupent, dit-t-il en se levant.
Je m’avançais vers lui encore plus intrigué :
- Est-il vrai que ce matin tu as eu une altercation avec des membres du groupe d’escrime ?
- Une altercation ?
- Vois-tu, ce ne sont que des bruits de couloir. Cependant j’ai besoin de ta version.
- Ma version ? Mais il n’y a pas de version, protestai-je énervé. Ce ne sont que des mensonges colportés par le groupe d’escrime. Un homme est venu ce matin et a défié tout le monde en nous ridiculisant. Je me suis retrouvé mêlé à cette histoire contre mon gré. Il s’est battu avec moi en duel comme avec les autres. Mais bizarrement, il n’a pas été jusqu’au bout de notre échange et il est reparti comme il était arrivé. De tous, je suis le seul qu’il semble avoir épargné. Il ne faut pas aller plus loin pour comprendre que cela a suscité quelques jalousies.
- Un homme dis-tu ?
- Oui, il prétend s’appeler Thomas de Reney.
A ce nom, mon père devint anxieux :
- Thomas de Reney ? En es-tu sûr ?
- Oui.
- Il est donc de retour… maugrĂ©a-t-il sans faire attention Ă  moi. Le comte de Reney est quelqu’un de spĂ©cial… s’empressa-t-il de rajouter en ma direction. Ne cherche pas Ă  le revoir. Ni Ă  croiser sa route.
Ses avertissements étaient bien mystérieux et cela piqua ma curiosité. Cependant, qui que fût ce comte, il était clair qu’il n’était pas quelqu’un de recommandable. Mon père était le mieux placé pour le savoir.
- Ce n’était pas dans mes intentions, dis-je pour le rassurer.
Aussitôt l’inquiétude de mon père se dissipa :
- Bien. Voilà une fâcheuse affaire de résolue. Je compte sur toi pour ce soir. Tu n’as pas oublié que nous sommes conviés chez la marquise de Loureau.
A sa phrase, je grimaçais. J’espérais qu’il ne se souviendrait plus de cette invitation.
- Je pensais m’y rendre en fin de soirée. Enfin peut-être… dis-je un peu gêné.
Mon père me fixa avec un regard qui aurait désarçonné le plus dur des négociateurs. Je capitulais.
- Dis plutôt que tu ne comptais pas y aller. Etant donné la rumeur qui circule sur toi en ce moment, il serait préférable que tu fasses bonne figure ce soir . Je ferai taire les mauvaises langues mais tu dois y mettre un peu du tien. Ta mère et moi t’attendrons au carrosse pour dix-neuf heures. Je compte sur toi.
A ces dernières phrases, je savais qu’aucun argument ne le ferait changer d’avis. Il n’était pas nécessaire de rajouter quoique ce soit pour savoir que la discussion était close. Je n’avais donc pas d’autre choix que de me rendre à cette soirée. Aussi, saluai-je mon père. Celui-ci me fit un geste d’approbation et je regagnais mes appartements. Je devais tirer une croix sur mes envies d’excursion et me préparer pour la réception. Cependant, je n’avais aucune hâte de voir venir le soir. Un bal était la pire chose qui puisse m’arriver.

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A suivre…

 

 

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